Il y a tout juste 65 ans, la loi “Marthe Richard” fermait les maisons closes. Durant de nombreuses années, la France a ensuite mené une politique abolitionniste visant, tout à la fois, à protéger les personnes prostituées et à décourager les pratiques prostitutionnelles. En 2003, la position française s’est troublée avec l’entrée en scène de la logique sarkozyste et sécuritaire et l’incrimination du racolage passif aux effets catastrophiques sur la situation sanitaire et sociale des personnes prostituées. Aujourd’hui, suivant une approche toute différente, le rapport de la mission parlementaire sur la prostitution, présidée par la députée Danielle Bousquet propose de pénaliser le client.
Que faut-il en penser?
En France, quelques 20 000 personnes se prostituent, essentiellement des femmes et dans leur très grande majorité (à près de 85%, alors qu’elles n’étaient que 20% dans les années 90), des femmes d’origine étrangère. Un véritable tournant s’est en effet opéré dans l’organisation du système prostitueur, avec un développement des réseaux mafieux étrangers de traite d’être humain et d’exploitation sexuelle.
Dans ce contexte, il s’agit d’emblée, de tordre le cou à cette représentation fantasmée de la prostitution à la « Pretty woman », certes très confortable pour nos consciences, de la femme libre, indépendante et désireuse de vivre de ses charmes! La prostitution aujourd’hui en France, c’est un univers d’une extrême violence tant physique que psychologique, où règne la loi du plus fort. Nous sommes bien loin de ce que nous servent les medias, avec les affaires Zahia et autre Rubi, ou encore les séries télévisées, comme “Maison close” qui entretiennent le mythe de la “prostitution- glamour”.
Au delà de ce constat insupportable et de cet honteux “aveuglement consenti”, notre représentation de la dignité humaine peut-elle se satisfaire d’une réalité où une partie de la population serait au service de celle dont les besoins sexuels supposés irrépressibles devraient être satisfaits a tout prix?
Notre principe de la non patrimonialité du corps humain, que nous nous sommes empressés de réaffirmer à la faveur de la récente discussion du projet de loi sur la bioéthique, est-il compatible avec la possibilité de louer pour son plaisir personnel, en tout impunité, le corps d’une femme ?
Notre conception de l’égalité et de la place de chacun dans la société correspond-elle au rapport de domination de l’homme sur la femme ( près de 90 % des personnes prostituées sont des femmes et l’immense majorité des clients sont des hommes ) qu’induit inévitablement un tel rapport marchand où, logiquement, » le client est roi » ?
Non, ce n’est pas ainsi que je conçois les valeurs qui fondent notre République.
Certes, il n’est pas question de nier que des personnes choisissent, librement, en toute conscience, de se prostituer (même s’il me semble qu’aucune liberté réelle ne peut exister là où il y a nécessité). Mais nous ne pouvons pas hypocritement fermer les yeux sur toutes les autres, infiniment plus nombreuses, dans une situation d’extrême précarité et de grande vulnérabilité, mises sur le trottoir et contraintes par de puissants réseaux de proxénètes. C’est au nom de ces victimes et simplement parce que la loi se doit de répondre à l’intérêt général et, en aucun cas, satisfaire les intérêts particuliers, que nous devons œuvrer pour mettre fin au système prostitutionnel.
Bien sûr, il est facile aussi de taxer les abolitionnistes de moralisme et de les accuser de sombres desseins liberticides. Je considère, pour ma part, ces accusation comme profondément malhonnêtes. La véritable liberté sexuelle, et celle que j’entends défendre, ne peut s’inscrire que dans un rapport d’égalité. Or cette donnée est intrinsèquement absente de toute relation entre une prostituée et son client.
Au regard de ces différents éléments, la pénalisation du client est-elle une solution satisfaisante?
Oui, c’est une disposition nécessaire, mais elle est également loin d’être suffisante. Et je m’étonne à cet égard du peu d’écho, tant médiatique que politique, qu’ont reçu les quelques 29 autres propositions de la mission parlementaire.
Cette pénalisation qui, précisons-le d’emblée pour couper court à tout fantasme, serait essentiellement symbolique et à vocation préventive plutôt que répressive, participerait efficacement à une responsabilisation du client. Elle doit, en effet, lui permettre de prendre conscience qu’en achetant un service sexuel, il ne se livre pas à un acte anodin mais à un acte grave, aux implications beaucoup plus importantes que celles qu’il imagine, puisque stimulant la demande, il participe directement à l’exploitation et à la traite d’êtres humains. Résistant ainsi pour la première fois à la complaisance dont elle l’entoure traditionnellement, la législation s’intéresserait véritablement au client en tant que rouage primordial du système prostitueur.
Cependant, la création de cette infraction pénale pour le client suppose aussi de supprimer toute sanction à l’encontre de la personne prostituée, de manière à ne pas la stigmatiser davantage. Le délit de racolage passif doit donc être supprimé.
Il va sans dire que la lutte contre le proxénétisme, sous toutes ses formes, doit être poursuivie et perfectionnée.
Et pour une réelle efficacité sur le long terme, il nous faut mener une véritable politique de prévention de la prostitution. La pénalisation du client, qui correspond bien à l’établissement d’une règle et donc potentiellement à sa transgression peut et doit servir de base à une sensibilisation et à une éducation, dès l’école élémentaire, à l’égalité de genre.
Il n’est, en outre, pas question de faire peser sur les personnes prostituées le coût de cette mesure. Elle n’a donc de sens que si elle s’accompagne d’un volet social, permettant, notamment, de fournir soutien et alternative crédible aux personnes désireuses de sortir de la prostitution.
La pénalisation du client prostitueur est une disposition spectaculaire qui fait légitimement débat. Accompagnée des autres mesures proposées, elle est pourtant bien l’un des outils dont nous disposons pour mettre fin à l’un des crimes les plus odieux: l’exploitation sexuelle et la traite des êtres humains. Sa mise en place doit être entourées des plus grandes précautions pour éviter une précarisation accrue des principales intéressées : les personnes prostituées.
Au-delà, le débat suscité doit aussi interroger sur le modèle des relations entre les femmes et les hommes que nous entendons promouvoir, sur les principes que nous voulons transmettre à nos enfants, sur le projet de société auquel nous aspirons.