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«Il faudrait revenir à une régulation stricte des banques»

(c) Libération – 28 janvier 2008

L’économiste Bernard Maris, professeur d’économie à l’université Paris-VIII,ne voit qu’un krach comme celui de 1929 pour purger le système.
Recueilli par CHRISTIAN CHAVAGNEUX (Alternatives Economiques) et CHRISTIAN LOSSON

L’hypothèse d’un «fou», d’un «terroriste» solitaire, n’est-elle pas commode pour charger un lampiste ?

On dit toujours que c’est un cas isolé. Nick Leeson, qui a fait tomber la Barings en 1995 était un joueur qui essayait de se refaire. Jérôme Kerviel, serait un amateur de Playstation financière qui n’aurait rien gagné. Est-ce le casse d’une personne, ou l’incompétence et l’amateurisme d’une banque ? Ce trader n’a rien d’un Arsène Lupin des temps modernes, plutôt le symbole d’une finance folle. Un type a, apparemment, échappé aux deux niveaux de contrôle, celui de la commission bancaire et celui de la banque, engageant des positions jusqu’à 50 milliards d’euros, soit la totalité des actifs de la banque. Et c’est une banque, la première du monde dans les «dérivés actions», qui nous dit, humiliée, que c’est un trader de second rang qui l’aurait piégée… En voilà une histoire magnifique, révélatrice d’un monde qui conjugue l’irrationalité de l’informatique et du virtuel…

Le fonctionnement actuel de la finance appelle donc ce genre de comportement frauduleux ?

Les nouveaux travers vivent dans une double bulle : financière et personnelle. Ils n’ont aucune idée de ce qu’ils font, prennent des options sur des cours boursiers pour le plaisir de jouer, de spéculer. Ils évoluent dans un autre univers qui loue la mythologie de la finance. Ils se considèrent comme au cœur du monde, bercés par l’illusion de l’âge d’or de l’argent facile. Ils vivent dans Second Life, créant leur propre univers sur lequel il règne en maître.

Quels stigmates va laisser le casse krach de Société générale ?

De la méfiance et de la défiance envers le système bancaire. A juste titre : on commence à comprendre ce qu’est une banque ave ses hauts dirigeants. Un mélange d’irresponsabilité et de cupidité. Avec un saupoudrage de vague à l’âme quand les banquiers appellent à la morale. Là, on peut commencer à rire… Beaucoup tiennent de clowns tristes, assis sur un fonds de commerce incomparable fait de l’énorme masse de petits clients. Ils jonglent avec la gestion des comptes, qui pèse pour la moitié de leurs fonds propres, alors qu’ils devraient se contenter de gérer l’épargne en «bon père de famille». Ils spéculent, «prennent des positions» avec un effet de levier furieux, externalisent certains de leurs comptes via des centres offshore, des paradis fiscaux, échappant à tout contrôle. Et ils ne savent même pas, la plupart du temps, ce qu’il y a dans leurs comptes. La preuve avec les subprimes… Ce qui n’empêche pas le boss de Merrill Lynch de partir avec 165 millions de dollars. Cela raconte assez bien un système sans moral, sans contre-feux.

Les banques ont-elles une responsabilité singulière dans la crise ?

C’est leur crise. Toutes les grandes banques mondiales ont spéculé sur des crédits hypothécaires immobiliers américains. Elles ont pris des positions dans les subprimes, via des hedge funds, des prêts à des sociétés d’investissements spécialisés. Et avec la «titrisation» (c’est-à-dire la transformation de ces crédits à risque en produits financiers, ndlr), ces mêmes subprimes leur sont revenues dans un panier où les pommes pourries étaient dissimulées. La Société générale a brillé là aussi, puisqu’elle a perdu 2 milliards de dollars… Son histoire est si lunaire qu’elle marquera, peut-être, un retour sur terre de la finance.

La crise du système est-elle possible ?

Bien sûr. Un phénomène de panique et de révolte est toujours possible vu l’irrationalité du système. La finance, surréaliste, s’est muée en parasite qui ponctionne de la valeur sur l’économie réelle : le travail. L’économiste François Morin raconte bien comment ce monde de la spéculation est déconnecté du monde de l’économie réelle (1). La richesse mondiale a produit 32 300 milliards de dollars quand, dans le même temps, les transactions des marchés dérivés se montent, elles, à… 699 000 milliards de dollars en 2002. Aujourd’hui, on connaît une rupture historique. La part de dividendes nets distribués aux actionnaires par les entreprises françaises pesait 5,9 % de la masse salariale en 1978. En 2006, elle a bondi à 21,9 %.

C’est dans ce monde que prospère l’opacité d’un système bancaire mondial qui ne parle que de transparence et d’efficience. Tout cela est tout simplement stupéfiant. Et les incantations des politiques à plus de régulation sans que cela soit suivi d’effets tout aussi vertigineuses…

«Nous avons besoin de deux garde-fous : une stricte surveillance des banques, de la distribution des crédits. Nous devons mettre fin à la spéculation avec l’argent des autres», disait… Roosevelt en 1933.

La meilleure leçon, pour que le naufrage du bateau ivre de la finance ne nous engloutisse pas tous, c’est la pédagogie de la catastrophe. Il faut un krach considérable. Une purge. Il a fallu la crise bancaire de 1929 pour qu’il y ait un New Deal, des institutions de Bretton Woods après guerre pour remettre provisoirement la finance dans la boîte. Nationalisation des banques, distinction entre banque de dépôt et banque d’affaire, loi sur les réserves obligatoires. Tout cela a disparu. Et on voit aujourd’hui les banques centrales voler au secours des fautifs…

Avaient-elles le choix, sauf à risquer l’effondrement, la panique, le chômage… ?

Non. Mais pas sans contrepartie ! Pas dans l’impunité totale. C’est pour cela que l’indépendance des banques centrales n’est pas tenable : à leur tête, on a des banquiers qui refilent de l’essence aux banques à sec et leur disent: «Allez-y, repartez, à fond.» Jusqu’au prochain platane.

Que faudra-t-il faire aujourd’hui ?

Il faudrait revenir à une régulation stricte et pousser les banques à ne pas se réguler toute seule ; que le comité de Bâle s’associe à une structure de gouvernance comme le G7. Il faudrait aussi revenir à la distinction stricte entre banques d’affaires et banques de dépôt, que les premières fassent des affaires, et que les secondes gèrent l’épargne. Il faudrait revenir à un encadrement du crédit. A du bon sens.

(1) Le nouveau mur de l’argent : Essai sur la finance globalisée (éd. Seuil, 2006)

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