Alain Chenal - Quelques notes brèves sur la Tunisie
Contrairement à ce qu'il est courant d'entendre, la gauche - à quelques exceptions individuelles près - n'a eu de rapport de proximité avec le parti de Ben Ali que dans les premières années de sa prise de pouvoir de 1987 à 1990.
C'est à ce moment, où il pratiquait une politique d'ouverture aux démocrates - Mohamed Charfi, de la Ligue des Droits de l'Homme, ministre visionnaire de l'Education nationale - que le RCD a pu obtenir sa place à l'Internationale Socialiste. Passé le début des années 90, le RCD a cessé d'avoir des relations suivies avec le PS, même s'il est resté à l'Internationale socialiste.
Je peux en témoigner, en particulier sous le gouvernement de Lionel Jospin de 1997 à 2002.
Le rappel historique d'Alain Chenal que vous trouverez ci-dessous confirme mon témoignage. Il est trop facile, sur la base d'informations partielles et de jugement partiaux de répéter mécaniquement que "la gauche et la droite, c'est pareil".
19 janvier 2011
1 - LE
PS ET LE DESTOUR
Dans les années 1930, Habib Bourguiba est
membre de la SFIO, section du XIVe arrondissement. Il rappellera sans cesse sa
culture radicale-socialiste, et sa dévotion pour Mendès-France, qui lance en
1955 l'autonomie interne. Il compte
de nombreux soutiens au PS : Guy Marty, Jean Rous, etc… Mais le Neo-Destour,
devenu Parti socialiste destourien (PSD), n'est pas membre de l'IS,
contrairement à ce que dénonce alors régulièrement l'Humanité. En 1981, Bourguiba inonde le PS d'affirmations
d'appartenance à la famille socialiste. C'est le Rassemblement Constitutionnel
Démocratique (RCD), qui sera admis dans l'IS au début des années 90, sur les
instances du PSI (Bettino Craxi, qui se réfugiera à Hammamet, où il est
enterré) et des socialistes autrichiens. Comme j'en fais la remarque à Pierre
Guidoni, qui revient du Conseil, où cette décision a été prise : "je n'ai pas voulu m'opposer à l'admission
d'un parti francophone".
La vigilance et l'alerte sur la situation
des droits et libertés en Tunisie ont été constantes au sein du secrétariat
international.
En 1977, le représentant du PSD, Mohammed Sayah, est accueilli par une
bronca au congrès de Nantes, lors de la présentation des délégations
étrangères, et n'ose pas rentrer à Tunis de plusieurs semaines, tant il a peur
de la colère de Bourguiba.
En 1981, un espoir d'ouverture
multipartisane se fait jour en Tunisie, avec le gouvernement de Mohamed Mzali
(ensuite exilé à Paris). Quelques semaines avant les élections législatives
tunisiennes, le PS profite du congrès de
Valence pour réunir délibérément les principaux opposants d'alors, dont
Ahmed Mestiri et Ahmed Bensalah. L'ouverture va capoter, notamment à cause
d'insistantes pressions algériennes.
Louis Le Pensec, secrétaire international
1986-88, est l'objet au 1er semestre 1987 de tentatives de pression
de Tunis. Prévenu sans doute d'un projet de communiqué sévère sur la
répression, discuté un mardi matin au sein du secrétariat international, Hedi
Baccouche, dirigeant du PSD, tente d'en bloquer l'adoption en joignant
directement Lionel Jospin avant la réunion le même jour du Bureau National du
PS : Lionel Jospin voit immédiatement Louis Le Pensec et, mis au courant du
fond, soutient sans réserve l'adoption de ce communiqué. A la suite de cet
épisode, l'organigramme du Secrétariat international sera remanié.
Dans les derniers mois du pouvoir de
Bourguiba, le PS intervient très fortement en faveur des condamnés et notamment
des chefs religieux condamnés et menacés de mort : Rached Ghannouchi, libéré ensuite par Ben Ali, tiendra à venir
personnellement rue de Solferino remercier le PS de l'avoir sauvé de la
potence, avant de s'exiler à Londres. Mais hélas certains de ses amis seront
placés sous surveillance étroite de la police française, voire assignés à
résidence ou menacés d'expulsion.
Un Document
d'union nationale signé par tous les partis politiques et adressé au
Président Ben Ali l'invite à consacrer le multipartisme, en échange d'un
soutien commun à sa présidence. Le basculement vers l'autoritarisme va se faire
en 1989/90, lorsque Ben Ali, négligeant le manifeste d'union nationale, renonce
à rester au-desus des partis et décide (réflexe de policier ?) de garder la
tête du PSD/RCD, qui va progressivement redevenir un parti unique tentaculaire de
fait sinon de droit, comptant selon certains jusqu'à 30 000 permanents et
formant des milices violentes.
Et plus à partir de mars 1991 encore
lorsqu'au prétexte de "complots islamistes" découverts dans le pays,
Ben Ali interdit le parti Nahda, se
livre à la chasse aux islamistes, emprisonne et torture de très nombreux
militants, puis de proche en proche toutes les oppositions. Mais le
durcissement sera progressif et longtemps toléré par certains, qui resteront
dans l'entourage du pouvoir et voudront croire à "Ben Ali sauveur du
pays". C'est l'évaluation de cette période qui me distanciera par ex. de
Bertand Delanoë (sa prise de distance progressive envers le régime, ces
dernières années, lui vaudra dans les media et l'establishment tunisien des
campagnes ordurières).
A partir de 1989/90, le Secrétariat
international ne cessera de multiplier les mises en garde et les dénonciations,
et nouera des liens réguliers avec nombre d'opposants, Khemaïs Chammari,
Mustapha Benjaafar, Moncef Marzouki (qui va bénéficier d'un poste de professeur
associé de médecine au CHU de Bobigny), Kamel Jendoubi, etc… Personnellement,
j'ai toujours souhaité maintenir des contacts avec Nejib Chabbi.
En novembre 1991, je participe au nom du
PS, à Carthage, au congrès de ce qui est alors un parti d'opposition, le MDS.
En 1992, je suis personnellement l'objet d'une campagne d'intimidation, suite à
quelques lignes d'une note non signée sur la corruption croissante du système,
et à une visite, que m'avait rendue Rached Ghannouchi à mon bureau de l'IMA.
Les liens vont particulièrement se
développer avec Mustapha Benjaafar et son Forum démocratique pour le Travail et
les Libertés (FDTL), dont nous allons obtenir de haute lutte du pouvoir
tunisien la légalisation, puis l'admission au sein de l'IS. Cette dernière se
fera avec l'aide décisive d'Etienne Godin, du PS belge, et un subterfuge
juridique, le Forum démocratique occupant le siège historique du mouvement
d'unité Populaire rentré à l'IS à l'époque de son fondateur Ahmed Bensalah. Le
RCD attendra ensuite de nous, en vain, la contrepartie, une normalisation de
nos relations, car "on a légalisé
votre copain à votre demande". L'IS sera hélas toujours très réticente
envers Benjaafar, héritier du centre-gauche démocrate de l'ère bouguibienne,
qui sera par contre bien accueilli par le PSE.
Le MJS va contribuer à faire exclure de la
IUSY la Jeunesse du RCD (rôle de Philip Cordery).
2 - LIONEL
JOSPIN ET LA TUNISIE
*L'IS charge en juin
1978 Lionel Jospin de conduire en Tunise une longue mission d'enquête suite
à la répression sanglante de la grève générale du "jeudi noir" (26
janvier 1978). Elle comprend le sénateur italien Aldo Ajello et moi. Nous
séjournons quatre jours à Tunis, refusons l'hospitalité du PSD, qui tente de
nous "kidnapper" à l'aéroport, voyons les ministres concernés, les
opposants libéraux tolérés (Ahmed Mestiri, Hassib Ben Ammar, Beji Caïd Essebsi),
le fils du leader syndical Habib Achour emprisonné, beaucoup d'autres
personnalités, notamment des avocats, comme M° Bouderbala : le tout entre
tentatives de séduction, de pressions et surveillance policière constante du
régime. L'inlassable avocat de Ben Barka, M° Maurice Buttin, m'aide à préparer
la mission.
*Premier secrétaire, Lionel Jospin soutient sans réserve
l'action du secrétariat international sur la question tunisienne. Il n'est
guère apprécié à Tunis.
*Lionel Jospin, Premier ministre, est très souvent
"invité" à se rendre à Tunis, comme il l'a fait à Alger et Rabat.
Lors de la visite officielle de Ben Ali à Paris en 1997 (invitation lancée par
le gouvernement Juppé), celui-ci l'invite directement lors de leur tête-à-tête,
et Jospin refuse pendant cinq ans d'y donner suite. De nombreux commentateurs
soulignent alors sa réticence, opposée à l'allant chiraquien sur le sujet. Le
simple fait d'être passé alors par Matignon suffira pour susciter des
réticences des autorités tunisiennes envers les diplomates et
hauts-fonctionnaires français.
3 -
MITTERRAND ET LA TUNISIE
*Danielle Mitterrand s'engage très vite en faveur des
droits de l'homme en Tunisie. Lorsque Bourguiba exige et obtient en 1984 des
condamnations à mort à la suite des "émeutes du pain", elle met tout
en œuvre pour obtenir leur grâce. Elle l'obtient en contactant, à ma
suggestion, l'épouse encore influente du Président Bourguiba, Wassila Ben
Ammar, qui fait valoir le poids de la France…
*Lors de sa visite d'Etat, en juin 1989, François
Mitterrand s'en tient strictement au langage protocolaire. Le seul moment de
détente a lieu à l'occasion d'un déjeuner champêtre extrêment restreint, dans
l'oasis de montagne de Tamerzat, dans le sud tunisien, en présence du Premier
ministre Baccouche, et non du président tunisien. Rien de comparable avec les
liens établis avec Hosni Moubarak, ou avec Turgut Özal en Turquie (visite
d'Etat de 1992).
4 - LE
PS ET L'OPPOSITION TUNISIENNE
Au fil des ans, nous avons été en contact
de plus en plus réguliers avec les opposants et en 1er lieu avec le Forum démocratique de Mustapha
Benjaafar. Il a été présent dans tous nos congrès, a été reçu plusieurs fois
par an rue de Solférino, a participé à l'Université d'été de la Rochelle, à des
manifestations de la Fondation Jean-Jaurès et à toutes les réunions du PSE
consacrées à la Méditerranée. Au dernier conseil de l'IS à Paris, en novembre
2010, nous avons eu une rencontre très chaleureuse avec le FFS algérien et
Mustapha Benjaafar, autour de Philip Cordery, secrétaire général du PSE, particulièrement
actif sur ce sujet, et Yonnec Polet. Ces derniers jours, Karim Pakzad et moi
sommes restés en contact téléphonique quasi-quotidien avec lui. Maurice Braud,
actuellement secrétaire du comité d'éthique de l'IS, s'est lui aussi depuis
longtemps totalement engagé dans ce lien de solidarité.
C'est d'autant plus important que jusqu'il
y a peu personne n'aurait donné cher de l'avenir politique de nos amis, et
qu'ils ont subi de la part du secrétariat général et de certains membres
influents de l'IS un certain nombre d'avanies choquantes. Combien de fois
n'avons-nous pas entendu :"qu'est ce
que vous leur trouvez, à vos amis ! Qu'est-ce qu'ils représentent ?".
Mon regret est que nous n'ayons pas su
plus efficacement, au-delà du soutien politique, mobiliser un appui plus
concret pour eux.
5 -
QUE PROPOSER ?
*L'empressement de la droite à proposer immédiatement une
aide et une surveillance électorale est tout à fait prématuré. Il n'est pas sûr
que les forces tunisiennes, un petit pays de dix millions d'habitants doté de
très nombreux cadres, en aient besoin, et moins sûr encore qu'elle nous soit
demandée par des forces représentatives.
*Je crois que nous pouvons par contre dire et/ou demander
plusieurs choses :
A - pas d'ultimatum.
Il faut accepter le rythme, que les
dirigeants responsables vont tenter d'imposer au processus, et ne pas parler de
délais constitutionnels contraignants (60 jours) irresponsables, même si
certains crient fort en Tunisie. On risque hélas de voir beaucoup de
personnalités étrangères, qui se sont tues trop longtemps, exiger tout tout de
suite du nouveau pouvoir.
B - pas de
surenchère. La Tunisie a besoin d'un appareil d'Etat et d'une
administration pour fonctionner, et nul ne pouvait en être sans la carte du RCD
(2 millions de membres). Vouloir "éradiquer" le RCD, continuateur
dévoyé d'un courant destourien qui a joué un rôle central dans la vie du pays,
serait irresponsable. La décision folle du proconsul américain à Baghdad Paul
Breemer d'exclure en 2003 tous les baasistes de la vie publique a été une des
causes majeures du désastre politique irakien.
C - de même, il ne faut jeter aucune exclusive a priori sur les décisions, qui seront
probablement prises en faveur de légalisation
du parti islamiste an Nahda. Ne recommençons pas la terrible erreur des
sanctions contre les Palestiniens après leurs élections les plus libres. Ne
renouvelons pas pour notre compte la manipulation de l'épouvantail islamiste.
Un parti islamiste légal a un rôle indispensable à jouer dans la stabilisation
politique du pays, comme le PJD au Maroc.
D - ces évènements vont peser sur l'économie tunisienne
déjà fragilisée, et mettre en péril le processus démocratique espéré. Il faut
que l'Union Européenne assure la soudure et relance une négociation rapide et inventive sur le partenariat privilégié (que
la droite, voire certains des nôtres, étaient prêts à concéder à Ben Ali) avec
des proposition sur le développement régional, la presse, l'appui technique à
la justice, etc..
E - il faut annoncer clairement que nous serons vigilants et intraitables face à toutes les
tentatives de déstabilisation de la nouvelle situation, telles qu'elles
pourraient notamment émaner des voisins algérien et libyen ou d'autres,
désireux de tuer l'espoir démocratique né en Tunisie. Les Etats-Unis ont joué
un rôle très actif dans la chute de Ben Ali, pas les Européens, enfermés dans
la connivence. La confiance, qui doit maintenant s'établir à nouveau, demande
de la France modestie, imagination et persévérance.
Il va de soi, que nous devons trouver des
modalités de collaboration confiante avec les nouveaux dirigeants en charge au
cas où AQMI tenterait de prendre pied dans le sud tunisien.
F - le processus de démocratisation va inévitablement
concerner la vie locale et conduire au renouvellement des municipalités,
jusqu'à présent "désignées" par le RCD. Ce sera donc l'occasion de
relancer de façon inventive la coopération
décentralisée existant entre collectivités locales et régionales françaises
et tunisiennes, sur des bases plus militantes de développement local et
régional. Chaque région française pourrait se lier à un gouvernorat tunisien.
6 -
QUID DE LA "CONTAGION" ?
A - on ne peut que récuser le terme : l'aspiration à la
liberté et à la dignité n'est pas une maladie….
B - il est beaucoup trop tôt pour vaticiner, comme le font
ces jours-ci dans les media des "experts" bien peu convaincants.
L'impact de la révolte hors des frontières sera totalement différent selon que
le processus parvient à se stabiliser, ce que je crois et espère, ou connaît un
cours trop chaotique.
C - l'observation du monde arabe depuis trente ans montre (à la notable exception hélas du Liban)
que les évolutions, qui se sont produites, du Maghreb au Golfe inclus, sont à
chaque fois bien davantage issues de racines indigènes, que d'effets
d'importation. On ne peut citer aucun cas de pure "contagion", même
si des formes ou des discours nouveaux ont pu venir se greffer sur des
situations intérieurs explosives.
D - la Tunisie occupe une place assez particulière dans le
monde arabe. L'espace géographique, qui est aujourd'hui celui de l'Etat
tunisien, a toujours plus ou moins correspondu à celui d'un Etat ou d'un
pouvoir spécifique depuis 2500 ans, doté d'une capitale. La modernisation sociale
commence dès la dynastie husseinite, avec l'adoption de la 1ère constitution du monde arabe en 1861, avant le
Protectorat de 1882 (rôle de Khayr ed Dine). La société de la Tunisie citadine,
où coexistent deux des quatre écoles de l'islam sunnite, est alors plus proche
de celle de la Turquie, dont elle partage plus ou moins le drapeau, que des
sociétés voisines. La lutte de libération s'est faite au nom de l'idée de
Constitution (destour en arabe). Le
légalisme et l'Etat de droit ont un sens dans ce pays, où le Barreau a été
depuis des années au cœur de la résistance politique.
E - par contre, la Tunisie partage avec un certain nombre
de régimes arabes une situation commune, liée à l'effet d'aubaine de 2001. L'Algérie, la Tunisie, l'Egypte, la
Jordanie, le Yémen et d'autres subissent dans les années 90 des pressions,
venant notamment des Etats-Unis, mais aussi, plus timides, d'Europe, pour
améliorer leur "gouvernance". Ils se savent menacés. C'est le Greater Middle East, dont Condoleeza
Rice se fait la messagère arrogante et redoutée. Toutes ces pressions
disparaissent au lendemain du 11 septembre 2001. Ces régimes en voie de
fragilisation externe gagnent un répit inespéré de 10 ans, qu'ils mettent à
profit pour … ne rien faire, sinon persévérer dans l'être prédateur. Il n'y
aura pas "contagion" ou "onde de choc", mais l'explosion sociale est à l'ordre du jour
depuis un certain temps dans tous ces pays.
F - L'effet indirect des évènements tunisiens pourrait donc
être double :
-soit il accélère le déclenchement de révoltes inscrites
dans les réalités nationales propres à chacun des pays
-soit pour le moins il modifie les données politiques des
luttes de successions en cours, notamment en Algérie et Egypte, où les scénarios
imaginés entre les différentes factions pourraient se tendre davantage
N'oublions pas
que cette crise se déroule par ailleurs sur un fond de décor dramatique :
-le conflit Iran-Occident, et son succédané au Liban
-la fuite en avant extrémiste en Israël
-la grave maladie du roi Abdallah d'Arabie saoudite
et n'oublions pas non plus de rappeler à tous les media,
qui se gargarisent de la "première révolution Facebook", que la formidable révolte iranienne de 2009 a
aussi été menée grâce à la mobilisation des réseaux sociaux.