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BIP N° 91 - Nicolas l'apostat

En septembre dernier, lors de la remise du rapport des travaux de la commission sur la mesure du progrès économique dirigée par le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz, Nicolas Sarkozy a plaidé pour un changement et dénoncé la "religion du chiffre". C’est cocasse de la part de celui qui se voulait comptable de chaque point de croissance qu’il devait aller chercher « avec les dents », de chaque emploi qu’il s’efforcerait de maintenir ou de créer (rappelez-vous les emplois gravés dans le marbre à Gandrange), de chaque heure supplémentaire faite pour gagner plus, de chaque burqa portée en France qui mettrait la République en péril, de chaque reconduite de clandestin à la frontière – objectif 27 000 cette année - (le chiffre tue écrivait le GISTI en 2007), …

Bref, le voici désormais libéré de la « religion du chiffre ». Mieux vaut tard que jamais, il découvre en 2009 que la « croissance, en mettant en péril l'avenir de la planète, détruisait davantage qu'elle ne créait ». Sans doute a-t-il oublié que dès les années soixante-dix certains alertaient - maladroitement certes – les gouvernements sur les méfaits d’une croissance n’entraînant pas un développement durable et soutenable ; oublié aussi l’indice de développement humain initié dans les années quatre-vingt dix par l’économiste indien Amartya Sen, l’autre prix Nobel de la commission Stiglitz, et utilisé depuis par le PNUD pour mesurer le progrès social et humain à partir d’autres indicateurs que le seul PIB. La France dit-il « proposera à ses partenaires européens que l'Europe donne l'exemple. La France va adapter son propre appareil statistique en conséquence ».  Personne n’y avait songé avant, nous sommes formidables !

Mieux, il nous a fait ce jour-là un « coming out » dont la presse a étonnamment peu parlé. « Le marché, dans lequel je crois, n'est pas porteur de sens […] de responsabilité […] de projet […] de vision. Les marchés financiers encore moins, à force de faire comme si toute la vérité était dans le marché, eh bien on a fini par le croire ». Allez hop, après la « religion du chiffre » voici qu’il nous dégomme celle du marché en soulignant toutefois, il ne faut pas exagérer, que « la religion du marché […], par principe, a raison ». Il fallait oser … mais nous savons qu’il ose tout.

D’autant que la conjoncture économique et sociale explique cette apostasie présidentielle : il est évidemment plus commode de se tourner vers autre chose que la croissance au moment où celle-ci se dérobe ; il est effectivement plus urgent de parler du bonheur des « gens » que d’expliquer pourquoi l’on s’arc-boute contre la disparition du bouclier fiscal et contre la remise en place de l’impôt progressif, alors que les déficits et la dette atteignent des montants effrayants. Et ainsi de suite. J’imagine que pour le président réformer le capitalisme c’est changer de thermomètre en attendant la reprise.

Il nous occupe avec l’écume afin que l’on ne s’intéresse pas trop aux lames de fond qui nous menacent. Pourtant j’aimerais quand même entendre parler de chiffres et qu’il m’explique comment on va faire avec nos 1 428 milliards d’euros de dette, avec les 2 553 300 chômeurs « officiels » du Pôle emploi (plus de 4 000 000 en réalité) et avec les inégalités qui s’accroissent (entre 1997 et 2007, l'écart entre le niveau de vie annuel des 5 % des Français les plus aisés et celui des 10 % les moins aisés s'est creusé de 3 500 euros : deux ans et huit mois de Smic...).

Et aussi avec le changement climatique. Mais là, je suis tranquille : je suis sûre qu’il va aborder la conférence de Copenhague – qui doit négocier l’après protocole de Kyoto sur les émissions de gaz à effet de serre – en ayant à l’esprit ce que la commission Stiglitz lui a appris : le progrès ne consiste pas à produire toujours plus.

Chiche qu’il en fasse sa religion ?

Claudine Lepage


Publié le 27 octobre 2009