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ACTION CULTURELLE: Débâcle au Quai d'Orsay

Deux articles du Monde et de Libération viennent de se faire l'écho de l'état catastrophique de la politique culturelle de la France à l'étranger. Comme le rappelait Monique Cerisier ben Guiga dans son dernier rapport budgétaire pour avis sur "l'Action extérieure de l'Etat", la forte diminution des crédits consacrés à l'action culturelle extérieure devrait, selon le document de programmation triennale, encore s'accentuer en 2010 et 2011. Alors même que le Président Sarkozy soulignait, il y a seulement 17 mois dans sa lettre de mission au ministre des Affaires étrangères et européennes, l'importance accordée "au développement de notre influence culturelle à l'étranger. Ce sont tout autant notre rôle dans le monde, l'avenir de nos industries culturelles, et la diversité culturelle qui en dépendent"... 

Libération 23 janvier 2009
Débâcle au Quai

Les budgets culturels du ministère des Affaires étrangères subissent des baisses sans précédent.

«Une situation catastrophique», «une bérézina», «un secteur totalement sinistré» : ceux qui s’expriment ainsi, anonymement, ne sont pas des militants syndicaux en colère, mais de hauts responsables du ministère des Affaires étrangères. En cause : la diminution des crédits alloués à la politique culturelle extérieure de la France. Faisant suite à plusieurs années de baisse, les chiffres pour 2009 donnent le vertige : -20 %, -30 %, -50 % dans certains secteurs. Exemple parmi beaucoup d’autres, cette note interne de fin novembre listant les prévisions pour 2009 dans le secteur du livre : -33 % (de 701 600 euros à 470 000 euros) pour le programme d’aide à la publication, -82 % (de 257 185 à 47 000 euros) pour le soutien à la traduction, suppression totale (de 70 000 euros à 0) pour le programme de «formation de libraires et d’éditeurs du sud», etc., etc.

Aucun secteur n’échappe à la débâcle. Pour le cinéma, la quasi-totalité des subventions que le ministère versait aux festivals (Biarritz, Angoulême…) est supprimée, de même que le très précieux «fonds d’appui aux cinématographies peu diffusées» (150 000 euros). Presque tous les pays sont concernés, ici on sucre des postes d’attachés linguistiques (moins huit en Pologne), là on ferme des instituts (Edimbourg, Porto, Rostock), ailleurs le budget alloué au conseiller culturel est égal à zéro.

Sonnés, les fonctionnaires encaissent les coups, d’autant plus douloureusement que la diplomatie culturelle est une mission historique du Quai d’Orsay. C’est en 1909 - il y a tout juste cent ans - qu’a été créé le Bureau des œuvres. Aucune cérémonie commémorative n’est pour l’heure prévue…

«Inadmissible». Longtemps motif d’orgueil, le «réseau» des instituts et centres culturels français (141 établissements, contre 151 il y a dix ans) ne souffre pas seulement d’une crise de moyens, mais aussi d’identité. Ancien directeur du festival d’Avignon, Bernard Faivre d’Arcier a été chargé cet été d’une mission d’étude sur la question. Il a assisté fin août aux «Journées du réseau» (destinées aux directeurs d’établissements et aux attachés culturels, elles ont, depuis trois ans, été rapatriées d’Avignon à Paris par souci d’économies). «J’ai vu un personnel complètement démoralisé», témoigne-t-il.

Le coup de grâce est venu cet automne, avec l’annonce du transfert de la Direction de l’audiovisuel extérieur (220 millions d’euros de budget) du Quai d’Orsay au ministère de la Culture (1). Seule justification apparente : éviter un conflit d’intérêt entre le ministre, Bernard Kouchner, et sa compagne, Christine Ockrent, nommée à la tête de la nouvelle agence pilotant l’audiovisuel extérieur. C’est en tout cas ainsi que les choses ont été perçues au Quai d’Orsay. Un ancien haut responsable du ministère, tenu par le devoir de réserve, stigmatise «une décision aberrante, inadmissible. D’un trait de plume, pour convenance personnelle, on se sépare d’une administration !» Un autre, pas moins remonté, s’exclame : «C’est le signe incroyable de la fin d’une époque»… Et la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.

Ajustement.«Le ministre est incapable de défendre ses budgets !» : la critique revient en boucle. Elle est, sinon injuste, du moins incomplète. D’abord parce que la baisse globale des ressources des Affaires étrangères est une tendance lourde depuis quinze ans, même si elle a été en partie masquée par la fusion avec le ministère de la Coopération, en 1998. Ensuite, parce que certains secteurs ont, eux, accru ou maintenu leurs moyens. L’humanitaire, l’urgence, l’aide au développement sont prioritaires.

La Direction générale de la coopération internationale et du développement (DGCID), première instance du Quai d’Orsay, gère une enveloppe de 2,5 milliards d’euros, globalement stable. La moitié est consacrée au Fonds européen de développement et à l’Agence mondiale contre le sida. Suivent différents programmes de coopération, notamment humanitaires, et la francophonie. Dans l’ordre des priorités, la culture pointe clairement en dernier, comme une variable d’ajustement. Pour 2009, le budget de la coopération culturelle géré par la DGCID affiche une baisse de près de 20 %, à 303 millions d’euros, contre 368 millions en 2008. Un pays comme la Suède - qui vient d’annoncer qu’elle allait consacrer 240 millions d’euros par an aux seuls échanges culturels internationaux - dispose dans ce domaine d’une force de frappe supérieure à celle de la France.

«Hémorragie». La misère est à relativiser. Certains ont maintenu leurs moyens. Ainsi Culturesfrance, qui pilote les échanges artistiques et les grands projets, type année du Brésil, affiche un budget stable, à 30 millions d’euros, dont les deux tiers fournis par le Quai. D’autres secteurs résistent. Par exemple l’Agence pour l’enseignement français à l’étranger (AEFE), qui chapeaute 253 lycées français dans 135 pays.

Surtout, et ce n’est pas rien, l’Alliance française ne connaît pas la crise. Jean-Claude Jacq, secrétaire général de l’institution fondée en 1883, se réjouit d’être «la plus grande école de langue du monde», présente dans 136 pays. Jacq vient d’inaugurer deux nouveaux centres en Chine, à Hangzhou et Chongqing. Institution privée, l’Alliance s’autofinance largement. Et s’installe souvent là les où les instituts français ferment, par exemple à Porto et Edimbourg. Mais Jean-Claude Jacq souligne que l’Alliance ne peut pas absorber toutes les missions abandonnées par le Quai d’Orsay. Et s’inquiète lui aussi des restrictions : «Il y a dix-huit ans, le ministère réservait aux alliances 495 postes d’expatriés. Il n’y en a plus que 235. C’est une hémorragie extraordinaire et potentiellement dangereuse.»

Embryon.Dans la tempête, le cabinet de Kouchner rame à contre-courant. Sur le site Internet du ministère des Affaires étrangères, il est indiqué, sans plus de précision, que «Bernard Kouchner présentera début 2009 la réforme de notre politique culturelle extérieure». Quelle réforme ? Tout le monde rêve d’un nouveau modèle, qu’Olivier Poivre d’Arvor, patron de Culturesfrance, fut l’un des premiers à évoquer, celui du British Council, entreprise qui allie enseignement de la langue et action culturelle. La création de Culturesfrance en 2006 répondait à ce souhait. Sauf que le projet est resté à l’état d’embryon.

Pour créer le grand opérateur français de l’action culturelle internationale, il faudrait imaginer de couper le lien entre le ministère et le réseau, et entre les ambassades et les services culturels, ce que personne ne semble prêt à envisager. On s’achemine donc, pour le moment, vers la création d’une agence «autonome» au sein du ministère, un peu sur le modèle de celle qui gère les lycées français. Nom de code provisoire de cette instance : «Espace France». Mais quid alors des relations avec Culturesfrance ? Et avec l’Alliance française ? Sans parler des moyens… Ou bien retiendra-t-on la proposition du sénateur Jacques Legendre de créer un secrétariat d’Etat aux Relations culturelles internationales ? Olivier Poivre d’Arvor estime surtout que rien n’est possible sans une «volonté politique», pour l’heure absente.

Réné Solis


Le Monde 24 janvier 2009
La présence culturelle française à l'étranger étranglée par la baisse des crédits

La France a-t-elle renoncé à sa politique culturelle à l'étranger ? Devant l'ampleur des contraintes budgétaires, a-t-elle tiré un trait sur ce moyen d'influence ? Le vote, en décembre 2008, de la loi de finances 2009 avait alarmé les diplomates et directeurs de centres culturels ou instituts français. Ils sont à présent fixés : derrière une baisse moyenne affichée de près de 20 %, les postes culturels enregistrent des chutes qui peuvent atteindre les 30 %.

Les crédits culturels, scientifiques et techniques du Quai d'Orsay sont séparés en deux lignes budgétaires. L'une censée assurer le "rayonnement" de la France dans les pays membres de l'OCDE : elle diminue de 13 %. L'autre destinée à la "solidarité" avec les pays pauvres ou en voie de développement : elle perd 20 %. Au total, les deux programmes passent de 360 à 297 millions d'euros.

"Dans un contexte de contrainte budgétaire forte, nous avons dégagé des priorités", indique Victoire Bidegain di Rosa, conseillère chargée du dossier au cabinet de Bernard Kouchner. L'enveloppe de 100 millions d'euros destinée aux 18 000 étudiants étrangers boursiers a été intégralement maintenue. Tout comme celle destinée aux alliances françaises (enseignement linguistique) et à l'agence CultureFrance (promotion des artistes français à l'étranger). Les programmes de fouilles archéologiques sont aussi préservés.

Mais d'autres domaines souffrent. Les programmes de séjour d'artistes français à l'étranger sont arrêtés, comme les invitations d'artistes étrangers en France. Les aides aux salles ou festivals spécialisés - Francophonies du Limousin, Tarmac de La Villette... - s'étiolent.

Surtout les 148 centres et instituts, disséminés à travers le monde, écopent. Les "pays en crise" (Irak, l'Afghanistan, Palestine) ont été épargnés. Un nouveau centre ouvrira même à Erbil, au Kurdistan, à la demande de Bernard Kouchner. Ailleurs, on pleure. Moins 12 % à - 14 % au Maghreb, "une zone pourtant protégée", soupire un membre du réseau ; - 15 % en Chine, en Allemagne ou en Ukraine ; - 23 % au Chili, en Ethiopie, aux Philippines ou au Kenya ; - 30 % à Cuba ou dans plusieurs républiques d'Asie centrale.

2009 S'ANNONCE TERRIBLE

Le tableau peut encore être assombri. Car ces baisses concernent l'ensemble du budget des centres. "En Inde, nous affichons - 15 %, admet-on au ministère. Mais les loyers explosent et les salaires des employés locaux augmentent. La baisse réelle pour les programmes culturels est de 30 %."

Fermeture d'établissements, réduction de personnel, annulation de programmes : 2009 s'annonce terrible. Le centre culturel d'Izmir n'a pas renoncé à son projet de resserrer les liens distendus entre l'ancienne Phocée et Marseille. La réplique d'un navire de guerre de 600 av. J.-C. prendra la mer afin de relier les deux villes. Mais elle sera seule : la coupe de 25 % dans l'enveloppe turque a eu raison du navire de commerce censé l'accompagner.

Pour faire face à ce trou d'air, les centres et instituts sont invités à trouver de l'argent sur place. Ce qu'ils faisaient du reste déjà. Les quelque 100 millions de subventions venues de Paris - "l'équivalent de l'enveloppe de l'Opéra de Paris", rappelle un diplomate - sont plus que triplées par des ressources propres (cours de français, expertise) ou du cofinancement (aide aux programmes culturels).

"Les centres culturels ont multiplié les cofinancements, rappelle Anne Gazeau-Secret, directrice générale de la coopération et du développement au Quai d'Orsay. Mais la crise ne touche pas que la France. Localement aussi les ressources se tarissent." Situation d'autant plus difficile à vivre que les autres pays européens s'agitent. Le British Council affiche une augmentation de 5,5 %. Le Goethe Institut allemand, qui avait réduit la voilure entre 2005 et 2007, a relancé son budget de 12,4 % en 2008 et prévoit + 7,5 % en 2009. Quant aux Espagnols, ils pratiquent une politique volontariste : depuis 2004, les budgets des centres Cervantes ont cru de 66 %.

ARME DOUCE DE LA DIPLOMATIE

Face à cette situation, le ministère a confié une mission d'expertise à Bernard Faivre d'Arcier. L'ancien directeur du Festival d'Avignon doit faire des propositions pour réaménager le paysage. D'ores et déjà, le Quai expérimente dans dix pays une nouvelle organisation des centres et instituts, afin de mutualiser les ressources. Doit-on aller plus loin, transformer la structure juridique des établissements et créer une agence indépendante qui coiffera l'ensemble ? Mais comment dès lors garder la main sur la culture, cette arme douce de la diplomatie française ? M. Kouchner hésite.

A son cabinet, Mme Bidegain di Rosa est plus prosaïque : "Dans l'avenir, le vrai défi va être de préserver les budgets et de nous réorganiser afin d'être plus visibles. En France, tout le monde est convaincu que la culture c'est très important, que ça sert la politique, que ça sert nos entreprises, ou même "la culture pour la culture", comme dit le président de la République. Mais quand il s'agit de monter au créneau pour défendre les budgets, il n'y a plus personne."

Nathaniel Herzberg et Marie-Aude Roux


Publié le 26 janvier 2009