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Coup d'État en Thaïlande

Bangkok, le 21 septembre 2006

Le gouvernement de Thaksin Shinawatra a été renversé mardi soir par un coup d’État mené par les principaux chefs de l’armée (terre, marine, air) et le chef de la police.
A la tête du « Conseil de reforme démocratique sous le système démocratique avec le roi comme chef d’État » (CRD) qui a remplacé cette nuit le gouvernement se trouve le général Sonthi Boonyaratkalin, un fidèle du roi Bhumibol. Certains medias précisent qu’il est le premier premier ministre musulman du pays, mais je pense que c’est de moindre importance. Il a été en charge de régler le problème de la violence séparatiste dans le Sud et sa religion n’a servi de rien.

Sans aller jusqu’à dire que le palais a favorise le coup d’État, on peut affirmer que le Roi approuve pour l’instant la prise de pouvoir des militaires, ayant souvent critiqué lui-même la gestion du gouvernement Thaksin. Outre les accusations d’enrichissement personnel, de corruption, d’évasion fiscale, d’atteintes aux droits de l’homme, c’est à mon avis les velléités de toute-puissance économique et politique de Thaksin qui ont finalement provoqué sa chute. Il a voulu prendre la place du souverain et les militaires l’en ont empêché. Bref, c’est clairement un « coup d’État royaliste ».

Ici, à Bangkok en tout cas, la population semble soulagée de voir l’épilogue de la crise provoquée par l’attitude de Thaksin et la politique menée par son administration. Le CRD n’a pas tout à fait tort lorsqu’il affirme que le premier ministre déposé avait divisé le pays comme jamais auparavant. La ligne de rupture entre pro- et anti-Thaksin ne séparait pas seulement paysans du Nord (pro) et citadins du Centre et du Sud (anti), mais faisait aussi des ravages entre amis, parents, collègues de travail.

Les premières mesures prises par le gouvernement militaire sont contradictoires :
D’un côté il a cherché a donner des gages : promesse d’un gouvernement civil nommé dans moins de deux semaines, promesse de se conformer à la charte des droits de l’homme des Nations Unies, promesse d’une nouvelle constitution et d’élections libres dans un an au plus tard…

De l’autre, il a multiplié en trois jours les signes qu’un régime de fer se met en place : interdiction des partis politiques, des manifestations de plus de cinq personnes, arrestations arbitraires d’anciens ministres ou partisans de Thaksin Shinawatra, censure annoncée des medias audiovisuels et Internet, la presse écrite devant « s’auto-censurer ».

On peut, non pas comprendre, mais expliquer ces mesures par la peur des militaires de voir Thaksin mobiliser ses millions de supporters par l’intermédiaire des medias et de ses réseaux. En effet, comme me le disait hier un analyste politique thaïlandais, il n’y a aucun doute que si des élections étaient organisées demain et que Thaksin pouvait y prendre part, il remporterait la majorité des sièges. Les foules de paysans qu’il a nourries de subventions et de grands discours pendant ses cinq ans au pouvoir lui sont encore reconnaissantes. Et sa fortune, 1,9 milliard de dollars, peut s’avérer un outil convaincant dans un pays ou l’achat des votes est une tradition.
Enfin, il faudra attendre un peu pour connaître les véritables intentions des nouveaux maîtres du royaume. Avec une touche d’optimisme que je vous livre : le roi, depuis de nombreuses années, s’est fait l’avocat de la démocratie et de la liberté d’expression. Ses fidèles, espérons-le, doivent avoir la même vision que lui.

Jetons un œil sur l’opposition politique. Aujourd’hui, le parti Thai Rak Thai est décapité. Il tenait essentiellement sur les épaules d’un seul homme, son fondateur Thaksin. Et les véritables « têtes de Turc » qui auraient pu le remplacer ou relancer le parti sont aujourd’hui détenus par les militaires, du vice-premier ministre Chidchai Vanasatidya aux conseillers de Thaksin Newin Chidchob et Yongyudh Tiyapayrat. Le siège du parti est désert depuis mardi soir. A mon avis, les seuls phénix capables de renaître des cendres du Thai Rak Thai sont les députés fortement implantés dans les provinces campagnardes du Nord-Est et du Nord, qui étaient déjà les parrains de ces territoires bien avant la venue de Thaksin.

Le parti démocrate, principal parti d’opposition au TRT, se voit l’herbe coupée sous les pieds alors qu’il s’apprêtait à participer à des élections, en novembre, avec de bonnes chances de figurer honorablement. Dans les jours à venir, avec l’interdiction des partis politiques et le muselage des medias audiovisuels, les démocrates vont perdre de la puissance vocale. Abhisit Vejjajiva, le jeune leader dynamique du parti, a demandé aujourd’hui jeudi que les prochaines élections se tiennent dans moins de six mois, mais il a peu de chance d’être écouté.
Il faudra par ailleurs garder un œil sur le parti Chat Thai de Banharn Silpa-Archa, ancien premier ministre et habile politicien. Son nom était évoqué depuis de longs mois comme possible successeur de Thaksin, et il pourrait garder dans sa manche un atout de choix, le gouverneur de la Banque de Thailande Pridiyathorn Devakula, également pressenti pour devenir le premier ministre civil promis par le général Sonthi hier.

Enfin, il ne faut pas oublier que les mouvements populaires dits « de gauche », encore très présents dans les milieux universitaires, ne demandent qu’à se réveiller. Ils ont été mis sur la touche par les manifestants très conservateurs du People’s Allience for Democracy (PAD), avec le tycoon Sondhi Limthongkul à leur tête, qui ont demandé dans les rues depuis novembre 2005 le départ de Thaksin. Ils sont restés silencieux, mais depuis mardi plusieurs pétitions circulent sur Internet issues de cette gauche pro-démocratique et qui a toujours combattu, voire fait chuter, les juntes militaires thaïlandaises. Certains éléments du système Thaksin, eux-mêmes d’anciens communistes, pourraient être tentes de les rejoindre.

En conclusion, l’intervention militaire de mardi, sans le moindre coup de feu tiré, est sans aucun doute un bienfait à très court terme pour la Thaïlande, car les affrontements entre pro et anti-Thaksin auraient pu très mal tourner dans les semaines précédents le scrutin prévu à l’origine en novembre. Mais à moyen terme, c’est-à-dire à l’horizon d’un an qu’ils se sont fixés, les chefs du gouvernement militaire auront le plus grand mal à concilier leurs deux désirs proclamés : maintenir l’ordre et remettre sur pieds la démocratie thaïlandaise.

Philippe Latour

PS : Côté communauté française, le lycée français international de Bangkok a fermé ses portes mercredi comme toutes les écoles, les banques et les administrations. Il a rouvert jeudi sans problème. Les 6000 Français résidents ont été priés au début par l’ambassade de rester chez eux en attendant que la situation soit plus claire, mais étant donne le calme plat qui règne à Bangkok, l’absence de militaires dans les principaux quartiers touristiques, il n’y a vraiment rien à craindre pour l’instant


Publié le 21 septembre 2006